N° 46 / Janvier 2019 
Mon genre est Rouge (I)

La protection au titre des monuments historiques d’un patrimoine industriel : l’usine de Beauport à Vedène (Vaucluse), ancienne « fabrique à garance ».



Autour de 1855 le Vaucluse assure les deux tiers de la production mondiale de la poudre de garance, tinctoriale (rouge) tirée des racines de la plante (en l’espèce, la rubia tinctorum, sauvage).

Introduite tardivement dans le Midi de la France au siècle précédent par Jean Althen, arménien débarqué à
Marseille en 1736, sa culture et son industrie portent une centaine d’années plus tard ce département à un rôle mondial dans ce domaine.

A partir des années 1780 toute la plaine du Comtat, avec ses paluds, participera en effet au développement industriel de cette production, jusqu’à la découverte de la synthèse chimique de l’alizarine, en 1868, par deux ingénieurs allemands.

Comme la plupart des installations industrielles, c’est la présence d’une énergie hydraulique qui conduira Hilarion Seyssaud Tardieu de Lalauze, domicilié à Sorgues, à acquérir en 1832 le domaine de Sainte-Anne pour y créer le moulin puis fabrique à garance.





Le canal de Vaucluse, canal des Sorgues, drainait et irriguait la plaine et alimentait Avignon en eau depuis le Xe siècle. L’entrepreneur s’installera sur la branche d’Avignon, en bordure de la grande route d’Avignon à Carpentras, le site est probablement inoccupé dans cette partie du domaine. L’aménagement d’un barrage pour dériver les eaux du canal est autorisé en 1835 par ordonnance royale.

Joseph Verdet, un des industriels les plus importants du département au XIXe siècle, rachète en 1841 l’ensemble du domaine et achève les premiers agrandissements de la petite usine de Beauport. Il construit un nouvel ensemble de production, mitoyen du premier, qui fonctionne en 1860. Réorganisée, l’usine s’est diversifiée ; y sont désormais élaborées la garance proprement dite, la garancine et l’alizarine. Chaudières à vapeur et chemin de fer, réaménagements hydrauliques et nouvelles étuves permettent au site d’atteindre son apogée dans ces années 1860, avec la construction vers 1866 ou 1867 des dernières étuves, aujourd’hui spectaculairement conservées.


Avec l’arrivée de la synthèse chimique de l’alizarine, l’usine  périclite sans doute rapidement. Ce n’est toutefois qu’en 1890 que l’un de ses fils, Jean Ernest Verdet, installe sur le site une fabrique de sucre de betterave qui produira une dizaine d’années. Puis, en 1928 et 1930 une société de fabrication d’oxygène comprimé acquiert et divise en deux le domaine industriel, la partie Sud recevant une fabrique d’aggloméré de liège.

Pendant la deuxième guerre mondiale, un des Chantiers de la Jeunesse française de la région occupera les salles du dernier étage du grand bâtiment ancien longeant le canal et y laissera des peintures murales représentant les valeurs promues et les insignes de ces Groupements organisés par le régime de Vichy.






Aujourd’hui le site de Beauport est toujours divisé en deux parties séparées par un mur : la partie Nord appartient à la société Air Liquide, qui y a cessé toute activité en 2007. Dans la partie Sud, le grand bâtiment Ouest a accueilli de 1962 à 1995 la société Rova, fonderie fabriquant diverses pièces en zamac. Certains bâtiments ont été transformés en habitations et d’autres hébergent encore des activités liées au nettoyage, à l’enregistrement musical et à la restauration de tableaux.

Les sources archivistiques et bibliographiques consultées ne documentent pas la construction et ses évolutions, les sources parlantes sont liées aux procédures juridiques publiques. Aucune archive privée n’a été repérée jusqu’ici. Le témoignage historique principal est donc matériel -le site, les corps de bâtiment subsistants- aidé par l’analyse des cadastres successifs et des dossiers d'autorisations. Si l’on connaît par différents textes la chaîne opératoire de la production de la poudre rouge, l’on ne sait rien ou presque des architectures projetées, des équipements et matériels, des conditions exactes de travail (très pénibles, de l’arrachage des racines aux manipulations dans les étuves), des hommes et leur société, leurs savoir-faire et leur culture. L’usine de Beauport est aujourd’hui le dernier site compréhensible de l’industrie de la garance dans la région.

L’établissement, en limite Nord de Vedène, est désormais contraint par les aménagements de l’entrée autoroutière Avignon-Nord, l’immense rond-point routier de la zone commerciale et artisanale et la quatre-voies Avignon-Carpentras, enfermé dans un triangle dont il ne réapparaît pas.

L’hydraulique fondatrice est en partie recouverte, mais le périmètre est resté à peu près le même. Les bâtiments subsistants présentent pour la plupart un plan rectangulaire, très allongé pour ceux accompagnant le canal de Vaucluse. Ils comportent généralement un rez-de-chaussée et un étage carré. Les façades extérieures sont enduites et régulièrement percées de baies cintrées à encadrements de brique ou pierre pour les édifices les plus anciens.


Les salles d’étuves constituent aujourd’hui la part la plus technique et la plus spectaculaire de cet ensemble et sont réparties dans plusieurs bâtiments, dont l’exceptionnelle construction datable de 1866-1867. Isolé dans la grande cour, ce bâtiment lui aussi de plan rectangulaire est divisé par des refends en quatre volumes identiques. La façade Est comporte huit travées sur quatre niveaux tandis que la façade Ouest n’a que trois niveaux, avec les ouvertures des foyers au rez-de-chaussée. Des voûtes plates constituées de quatre berceaux segmentaires divisent les niveaux et reposent sur un grand pilier central en pierre de taille. Ce sont ces voûtes qui recevaient les racines de garance pour le séchage ; elles sont alvéolées pour permettre la circulation de l’air : leur structure est organisée par la juxtaposition de courts cylindres de terre cuite liés entre eux. On retrouve ces dispositions sur les bâtiments antérieurs, en grande partie démolies.




Envisager et concrétiser une protection au titre des monuments historiques face à un ensemble industriel nécessite une connaissance comparée et une certaine capacité de projection.

L’usine de Beauport, ancienne fabrique à garance depuis les années 1830, s’appuyant sur l’énergie hydraulique et une branche de l’ancestral canal de Vaucluse, développée en usine de garance, garancine et alizarine avec ses chaudières à vapeur, sa machine à vapeur, son chemin de fer, sa nouvelle hydraulicité et ses nouvelles étuves, est bien documentée, mais seulement du point de vue des évolutions techniques réglementées et des évolutions cadastrales. La connaissance documentaire est donc assez restreinte en l'état.

La permanence industrielle puis commerciale ultérieure, si elle marque le site par ses transformations, le conforte dans son épaisseur historique et sociale, la qualité de son implantation d’origine et de ses bâtiments, maintes fois réutilisés et adaptés.
Malgré son contexte topographique actuel, les ruptures et dislocations des fonctions anciennes et successives, son état de conservation, son découpage patrimonial, malgré ce donc, son intérêt s’avère sinon entier (on peut le dire du point de vue de son histoire industrielle), du moins bien réel et éloquent : l’usage hydraulique, la matrice architecturale et son néoclassicisme industriel, la spectaculaire présence des étuves, des plus complètes aux coupes franches, le dernier ensemble industriel explicite de la production de la poudre rouge, alors à son apogée industriel français et mondial par extraction de la garance mais proche, avec l’arrivée des synthèses chimiques, de son abandon quasi-brutal, dont le site suggère la mémoire fantôme.

La proposition d’inscription de l’ensemble, avec des nuances internes par corps de bâtiment, et à l’exclusion de quelques éléments plus récents et sans intérêt, a été votée à l’unanimité par la CRPS du 7 avril 2011, et le bâtiment des étuves a reçu un avis favorable au classement également à l’unanimité (1).

Encouragent une telle mesure et par conséquence l'engagement à participer à la conservation de ce site, la demande de plusieurs propriétaires privés, l’intérêt municipal et le militantisme soutenu de l’A.S.P.P.I.V (association pour la sauvegarde et la promotion du patrimoine industriel en Vaucluse). L’attitude et les logiques face à cet ensemble patrimonial ne peuvent être identiques à celles projetées sur des patrimoines plus traditionnels. Les exigences de connaissances, devant porter sur l’histoire architecturale, sur l’histoire technique et économique, mais aussi sur l’histoire sociale, ne sauraient être moindres.

En attendant, ou plutôt sans attendre, la mise en œuvre d’un plan de protection et de mise en sécurité provisoires permettra de conjuguer et vérifier les volontés et les déterminations collectives et individuelles pour sauver et valoriser un pan considérable de l’histoire industrielle de la région, à diffusion mondiale durant une cinquantaine d’années.


















*(1)*MARX, Jean – Dossier de protection : Vedène, usine de Beauport.
Aix-en-Provence, DRAC PACA/CRMH, mars 2011 (consultable)




Numéro 4 / Juillet 2011 - Robert Jourdan
 
 
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